Bayrou et l’increvable besoin d’adorer

Publié le par Silvère Say

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L’air du temps est bayrouiste. Cela se hume à des riens. Par exemple, la gravité de la voix de l’intervieweur matinal de RTL, Jean-Michel Aphatie, interrogeant Olivier Besancenot : «Il y a quelqu’un qui imprime en ce moment sa marque sur le débat public, et ce n’est pas vous, Olivier Besancenot.» Une demi-seconde de silence. L’orateur savoure son effet. Suspense insoutenable dans les foyers. «C’est François Bayrou.» Pan ! Prends-toi ça, le facteur ! A quoi tient ce je-ne-sais-quoi de gravité impressionnée, dans la voix d’Aphatie ? Objectivement, qu’est-ce qui a changé dans la situation politique de Bayrou, depuis l’an dernier, époque où tous les homologues d’Aphatie n’avaient pas assez de ricanements pour moquer sa solitude ? Rien. Est-il moins solitaire ? Non. A-t-il bénéficié de ralliements en masse ? Non. Est-il en hausse dans les sondages ? Non. Son programme s’est-il précisé ? Non. Et pourtant, de sondage favorable en critique élogieuse, l’air du temps Bayrou se respire partout, et par exemple dans le journal que vous tenez entre les mains. Alors ? Alors il faut bien croire tout de même que quelque chose a changé, mais quoi ? Eternelle question : est-ce dans le réel, ou dans sa perception ? N’insistez pas. Les détecteurs d’air du temps détestent être poussés dans leurs retranchements. Quel-que-cho-se ! vous dit-on. Et par exemple, ce quelque chose se mesure en chiffres.

Le livre de Bayrou fait un carton : 80 000 exemplaires ! exulte l’éditeur. Vendus ? Non. Mis en place dans les librairies, ce qui n’est pas la même chose. Mais ne faisons pas la fine bouche : Bayrou en a tout de même vraiment vendu plus de 10 000 exemplaires en une semaine, contre 830 pour le livre de Copé, et 108 pour le pauvre contre-feu monté par l’Elysée, un livre du transfuge Paillé. Donc, il y a un appétit Bayrou. Son discours accroche. La médiasphère sait qu’une présidentielle commence à se jouer, disons trois ans à l’avance. C’est la durée réglementaire. Ce calendrier s’est inscrit dans l’ADN des candidats. Et donc, des journalistes politiques.

Son discours accroche, parce qu’il parle cash, comme la Sarkozie. Tout sur la table, et tout de suite. Ce Bayrou nouveau, révélé à la France entière par deux gestes fondateurs (la gifle au gamin qui lui faisait les poches et les sarcasmes adressés à Claire Chazal en direct) ne cesse de nous épater. Ecoutons-le, chez Ruquier, temple du parler cash, évoquer Tapie et les 45 millions de préjudice moral qui lui ont été accordés dans le fameux arbitrage Crédit lyonnais. Ecoutons-le botter les fesses de Minc, et de toutes les éminences médiatiques. C’est du Sarkozy d’avant 2007, du sauvageon qui tire au lance-pierres contre le château. De l’insolence en barre. De l’épate-chroniqueurs.

Inutile de le cacher : ce retournement contre Sarkozy de son arme favorite est, musicalement, un soulagement. «Enfin !» jubile le peuple innombrable de tous ceux qui supportent depuis deux ans l’insoutenable vacarme symbolique des provocations bling-bling, et désespèrent de l’atonie socialiste, que seule vient troubler la créativité ségoliste. Mais la créativité ségoliste n’inspire pas confiance. Elle inquiète sourdement, quand le souffle de Bayrou rassure. L’autre est battu aux décibels, a capella, s’il vous plaît, et Bayrou ne se fatiguera pas.

Dans la gravité impressionnée d’Aphatie, pointe tout de même quelque chose d’inquiétant. On sent qu’il suffirait d’un rien pour que la grosse machine, celle dont il est un des représentants les plus talentueux, se retourne comme une crêpe, et nous chante l’homme providentiel, à propos de Bayrou, comme hier à propos de Sarkozy… ou de Mitterrand. On la sent déjà en gestation, la mythologie bayrouiste, calquée sur la mythologie mitterrandienne. On n’aura qu’à remplir les blancs, et changer les noms de lieux. Le bistrot de la rue Cler où le Sauveur, selon Match, prend solitaire son petit déjeuner chaque matin, rappelle les gargotes parisiennes où Mitterrand adorait déjeuner peuple. Et le blanc monacal des murs du petit pied-à-terre parisien du Béarnais, savamment étalé dans toute la presse illustrée, ne rappelle-t-il pas le dépouillement de la "sainte chambre" de l’hôtel du Vieux-Morvan de Château-Chinon, elle aussi inlassablement offerte à l’adoration du peuple de gauche, tandis que la maison du Luberon, les week-ends à Venise ou les Noëls en Egypte de Mitterrand restaient préservés des caméras ? Pour ne rien dire des chevaux, des six enfants, de l’épreuve des trahisons, de la traversée du désert, de la poignée de fidèles, abondante provende pour storytellers.

Alors que Bayrou est à l’apogée de sa séduction, le bayrouisme qui pointe, la bayroulâtrie qui menace, nous désespèrent déjà. Jamais content ? Non. Car on n’en finira décidément jamais, avec cet increvable besoin d’adorer.

Publié dans Actualité politique

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