"les salariés du privé se sont en partie retrouvés dans ce mouvement

Publié le par Silvère Say

Article paru sur le site liberation.fr

Recueilli par PHILIPPE BROCHEN

A Lille, jeudi.

A Lille, jeudi. (Pascal Rossignol / Reuters)

Dominique Reynié est professeur des universités en science politique à l’Institut d’études politiques de Paris. Ses travaux portent sur l'opinion publique et ses manifestations. Il revient pour liberation.fr sur le mouvement social d'hier, jeudi.

Quel bilan tirez-vous de la journée d'hier?

C'est indéniablement un mouvement très réussi. Pour deux raisons. D'abord, au niveau de la mobilisation des manifestants. Quelle que soit la difficulté d'évaluer le nbre de manifestants, personne ne doute qu'il y avait beaucoup de monde dans les rues hier.

La réussite tient aussi au fait que la grève dans les services publics a été moins suivie que prévu: les usagers s'attendaient à plus de dommages dans les transports en commun. Il n'y a pas eu de black-out total, ce qui, en général, nourrit la non-popularité d'un mouvement de grève.

Donc, tout cela a atténué les effets négatifs du mouvement. C'est un élément qui favorise une compréhension plus favorable de la protestation et des revendications.

Quelles sont le suites à attendre?

Cet événement comprend deux dimensions: le mouvement social et le climat d'opinion. Le mouvement social, ce sont majoritairement des salariés de la fonction publique ou assimilés qui réagissent à la réforme de l'Etat, c'est-à-dire à une politique menée par la majorité actuelle, pour protéger leurs intérêts spécifiques.

Le climat d'opinion favorable qui porte le mouvement est, lui, l'expression d'une forte préoccupation liée à la crise économique et financière, et cette préoccupation est d'autant plus grande que les personnes sont plus exposées: secteur privé, CDD, situations précarisées...

C'est-à-dire?

Il y a en réalité deux mondes qui se sont retrouvés en écho et avec des positions très différentes. Malgré tout, très largement, les acteurs du mouvement social d'hier appartiennent au monde du travail qui est peu ou pas concerné par la crise financière et économique actuelle.

Et il y a aussi ceux qui sont les plus touchés et menacés, c'est-à-dire les salariés du privé qui n'expriment pas les mêmes revendications et ne sont pas ceux qui ont fait le succès du mouvement d'hier.

Il y a donc deux systèmes d'opinion qui se sont exprimés?

Exactement. Le mouvement social, c'est l'opposition à une politique gouvernementale. Le climat d'opinion, c'est l'expression de préoccupations liées à la crise. Et, pour le moment, du côté de l'opinion, on n'impute pas la responsabilité de la situation au gouvernement.

Il existe donc un schisme entre les manifestants et les hommes politiques des partis d'opposition, PS en tête?

Oui, il y a un clivage caché qui se révélera dans les mois et les années qui viennent, car ces deux parties ont des intérêts divergents. Les partis politiques de gauche, le PS en particulier, auraient dû être du côté des manifestants. Mais le PS ne voulait pas être perçu comme le parti des fonctionnaires, de l'Etat, contre la société civile.

C'est une des tensions qui traversent actuellement les socialistes. Et ces derniers ne voulaient pas laisser penser que les revendications portées par ce mouvement social sont celles du monde du travail en général.

Pourquoi, selon vous?

D'abord, parce qu'ils craignent d'être critiqués lors de leur participation à la manif — souvenez-vous de Jospin en 1997 avec ses propos sur l'impuissance gouvernementale sur la fermeture de l'usine Renault de Villevoorde, en Belgique. Ensuite, ils s'interrogent vraiment sur le coût électoral d'une alliance trop intime avec les salariés de la fonction publique.

Dans la mondialisation, quand on est un fonctionnaire, on n'est pas délocalisable et on ne peut pas perdre son emploi. A la différence des salariés du privé dont c'est la hantise actuellement. Et donc les politiques, s'ils sont assimilés aux fonctionnaires, peuvent se mettre à dos les salariés du privé.

Vous avez donc senti une opposition entre les salariés du public et ceux du privé?

Non. Mais je pense que c'est pour le moment une idée maintenue à l'état latent. Parce que les salariés, qu'ils soient du public ou du privé, sont satisfaits de voir qu'il existe une insatisfaction qui s'exprime. Et le mouvement social d'hier a eu une fonction très tribunitienne.

Et rassembleuse....

Pour les manifestants, c'est le fait de s'être sentis représentés par l'expression d'une contestation. Il y a eu un effet de résonnance d'un malaise que tout le monde ressent. Les salariés du privé se sont pour partie retrouvés dans ce mouvement qui remplit cette fonction de tribune, parce qu'ils sont contre la situation présente.

L'opposition, elle, n'a pas rempli ce rôle de porte-parole des inquiétudes, parce qu'elle est trop occupée à régler ses questions internes. A l'image des socialistes.

Que devinez-vous du proche avenir sur le plan des revendications sociales?

Une question se pose: quel sera le degré de politisation de ce mouvement? Je m'interroge aussi sur la vitesse de cette politisation. Un moment donné, pour la population, il faudra mettre un nom sur les responsables de cette situation. On ne pourra pas lui dire que c'est la faute à pas de chance.

Publié dans Actualité politique

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